Vicissitudes

Que d'activités par cette longue journée ! Aelwenn était encombrée de sacs contenant ses maigres biens et surtout quantité d'objets de valeur variable, soient qu'ils lui aient été commandés ou confiés, soit qu'elle les ait sélectionnés pour leur intérêt propre. Ca avait donc été une journée productive mais, chose la plus importante, ça n'avait pas été une journée solitaire comme les précédentes : Le seigneur Vârghas l'avait accompagnée.

Il était si agréable de voyager en sa présence : rien ne lui résistait, rien n'était un obstacle pour lui. Il se riait des pires difficultés comme s'il s'était agi de simples formalités n'exigeant rien de plus qu'un regard et un revers de lame. Il combattait comme dans un rêve, avec une fluidité irréelle, se jouant des assauts de ses ennemis en virevoltant au rythme d'une danse macabre qui ne laissait aucune chance à l'adversaire, terrifiant et implacable. Le voyant faire, la jeune prêtresse comprenait un peu mieux la dureté dont il faisait preuve au quotidien. Il ne pouvait tout simplement pas se permettre : tel était le prix de son excellence dans l'art de donner la mort.

Elle commençait un peu à le connaître, et à soupçonner un début d'attachement. Souvent il trouvait le moyen de la pister, la retrouvant à l'autre bout du monde. Ils passaient de longs moments ensemble, et même s'il n'exprimait rien, ni regret ni satisfaction, elle voulait croire que cet effort n'était pas lié au seul plaisir d'échapper à son ermitage. Elle se remémorait néanmoins douloureusement sa médiocre tentative d'amorcer un échange sur les pontons de Lakeshire et se gardait de discuter de sujets autre que les missions qu'ils enchaînaient. Elle avait cru comprendre que l'action était son moyen de communication privilégié et s'ingéniait donc à lui en proposer sans discontinuer ; il y avait tant à faire. Mais, pour une raison étrange, il l'interpella subitement.

- "Tu ne t'arrêtes donc jamais ?" l'interrogea-t-il d'un ton vaguement condescendant.

La jeune Elfe ne savait pas trop comment le prendre, un peu inquiète car elle craignait de l'avoir trop sollicité. Elle eu peur un instant qu'il lui en veuille d'ainsi le faire venir aux quatre coins d'Azeroth à son seul bénéfice. Elle tenta maladroitement d'ignorer les implications de sa remarque.

- "Il y a tant à faire, voulez-vous m'accompagner encore jusqu'à Auberdine ?"
- "Je suis sûr que tu es sous-payée en plus."

Aelwenn blêmit sous ce qui avait toutes les apparences d'une insulte. Mais elle ne voulait pas penser qu'il la prenait pour un valet ou une simple messagère taillable et corvéable à merci. Elle prit sur elle afin, une fois encore, de ne pas laisser prise à un malaise qui tentait de faire sourdement son nid. Sans ignorer l'affront sous-jacent, elle répondit d'une voix aussi douce que possible :

- "C'est... ma vie seigneur Vârghas, je considère tout ça comme un entraînement, une formation de tous les instants."

Il sembla hésiter, muré derrière son visage impassible, ne laissant rien filtrer pas même dans son regard.

- "Bah..."

Elle attendit la suite, vainement, comme d'habitude. Il ne lui opposait que le silence et l'absence de toute réaction. Ces "bah" incessants l'horripilaient, la blessaient comme autant de négation d'un dialogue, un degré zéro de la discussion qu'il lui opposait à tours de bras sans se soucier le moins du monde de ce que ça pouvait bien lui faire à elle que de demeurer dans ces incertitudes permanentes.

- "C'est mon peuple qui souffre", répondit-elle un rien agacée.
- "Alors tire-toi si c'est ce que tu veux."

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Sur ces mots, il la laissa plantée là, s'éloignant d'un pas qu'on aurait dit nonchalant, manquant de la bousculer au passage. Aelwenn était totalement désemparée, choquée de la dureté de son langage. "Tire-toi". Cet impératif lui résonnait dans son coeur comme un gong fatidique, comme un glas terrible et destructeur. De cette seule phrase il niait tout ce qui les réunissait, balayé d'un simple revers de main. Elle le regarda s'éloigner, stupéfaite, ne trouvant aucun réconfort dans le regard désolé de Shindrell, la pauvre sentinelle, qui aurait sans doute donné cher pour n'avoir rien entendu elle non plus.

Les paroles du seigneur Vârghas la laissaient proprement désarmée. Un vide venait de se créer dans son âme et ce gouffre lui faisait mal, une absence douloureuse dont elle éprouvait les prémices. La jeune prêtresse ne se souvenait pas de la dernière fois qu'on lui avait parlé avec un tel manque de respect. Scylla elle-même, dans sa colère ou ses humeurs massacrantes, ne lui avait jamais parlé ainsi. Aelwenn ne savait plus quoi penser, l'esprit vidé comme une outre éventrée dont le contenu se serait répandu d'un seul coup. Elle venait d'être douchée à l'eau froide, de chuter dans un lac glacé. Il se dirigeait vers l'auberge, comme si de rien n'était, que rien ne s'était passé. Il n'eut pas un regard en arrière. C'était comme s'il reprenait sa route à peine interrompue, qu'elle n'avait pas vraiment existé et qu'elle n'avait constitué qu'un obstacle mineur à contourner, ne méritant pas qu'on s'y attarde.

Il lui fallut une bonne minute pour vraiment commencer à réagir, à se dire qu'elle ne pouvait pas rester éternellement plantée là à quelques mètres de la sentinelle qui allait finir par lui poser des questions, même amicales. Sans vraiment y penser, encore sonnée, elle se dirigea elle-même vers l'auberge. Ca n'était pas vraiment un choix raisonné, plus un espèce d'instinct de conservation qui la poussait à combler ce vide qui se creusait de seconde en seconde. Elle sentait bien qu'elle avait ce pas mécanique des soldats atterrés par le spectacle qu'ils découvrent en abordant un champ de bataille, sans plus vraiment savoir ce qu'ils font là ni comment ils sont arrivés, le regard vide d'en voir trop en une seule fois.

Elle l'aperçut dès l'entrée, parcourant quelques mètres dans le hall sous l'oeil étonné de Fahran et Raene qui la dévisageaient ouvertement comme on aurait observé une folle. Vârghas était là, à l'étage. Il semblait occupé à discuter avec la jeune aubergiste mais Aelwenn ne le distinguait qu'à peine, ne reconnaissant que sa silhouette féline et ses longs cheveux platine qui dessinaient une larme de lune sur son armure écarlate. Elle ne savait pas quoi penser mais s'interdisait de venir s'excuser ; elle ne se sentait pas fautive, pas cette fois. Elle se contentait de se noyer dans une sorte d'état second, déboussolée. Devait-elle l'interpeller, faire preuve d'une forme quelconque de colère ou de tristesse, chercher l'intimité ou bien au contraire provoquer un esclandre ? Pour l'heure, en proie à ce tourbillon d'émotions au sein duquel elle perdait toute lucidité, elle restait sans voix, muette de consternation et de stupeur. Elle se sentait sur le fil d'un rasoir terrible, prête à basculer vers des larmes de rage ou de désespoir mais sentant aussi confusément que l'une comme l'autre de ces alternatives n'avait aucun sens dans la mesure où, ainsi qu'il venait de lui faire savoir, elle n'était rien.

Il est là, hautain et fier à une vingtaine de pas. La jeune prêtresse avait d'abord cru qu'il discutait avec la petite Kimlya. Mais à y regarder de plus près, elle s'aperçut qu'en vérite il faisait mine de s'intéresser aux volumes alignés dans la bibliothèque. S'écoulèrent ainsi quelques minutes. Puis, subitement, il remit en place l'ouvrage qu'il faisait mine de consulter, dirigeant son regard vers la jeune prêtresse un long instant. Enfin, comme dans un ralenti étrange, elle le voit descendre vers elle avec une mine étrange. Sa course s'arrête à moins de deux pas de la prêtresse.

- "J'suis un peu con des fois hein ?"

Que répondre à cette question ? Avait-elle envie et intérêt à y répondre ? Une réponse était-elle même nécessaire ?
L'irruption d'une troupe de Hordeux sanguinaires dans la douce bourgade mit un terme violent à ces interrogations qui la bouleversaient.