Endherion

Qu'est-ce qu'on se pèle !
Pis... c'qu'il est haut ce bourrin. Forcément, c'est c'ui du Père alors... c'est surement l'plus grand. Ca s'rait logique.
N'empêche que la cape que j'ai... bah elle couvre pas mes gambettes et j'crois bien que ça me coupe le sang d'être juché comme ça devant lui sur la selle. J'sens plus mes pieds.
J"essaie de pas m'accrocher au bras d'Père mais c'est pas la joie. J'suis souvent obligé, surtout quand ce dadais d'cheval il fait l'malin et cherche de l'herbe là où y'en a pas.

Heureusement qu'on va voir des chouettes trucs. Paraît qu'au monastère y font ça bien pour la fête du Grand-Père Hiver. C'est c'qu'y dit l'frangin en tous cas. Ca fait d'jà plusieurs fois qu'il y va lui.
Alors la Mado elle m'a tout apprêté et pampeluché. "T'es beau comme un coeur" qu'elle a dit.
Tu parles, j'suis sûr qu'elle s'fichait d'moi encore ouais.
J'préfère parce que sinon la honte ! T'imagines si les autres l'avaient entendue ! Surtout les filles ! Haan !
Bah quand Père y m'a pris sur sa selle, j'y ai tiré la langue à la Mado ! Elle m'a fait les gros yeux mais j'm'en fichais, héhé ! P'is d'abord c'est pas ma mère.
J'étais rudement fier ouais ! Pour sûr !

N'empêche qu'on s'pèle.
Ca fait bien deux heures qu'on cavale. Tout l'monde il est beau. L'Jacquot il a sablé toutes les mailles depuis deux jours ; elles brillent comme un sou neuf. Même moi j'ai mon plaston écussonné, et j'souris un peu comme un niais mais ça l'fait.

On traverse des champs, pis y'a des gens d'dans, courbés, qui cherchent des trucs dans la terre gelée.
Un truc de ouf.
Y'a quoi qui pousse dans la terre gelée ?
C'est sûrement pas si gelé qu'ça en fait.

Pis y'a ces yeux...
Y m'regardent...
Pis y m'regardent plus...
Oh ces yeux...

Deux décades plus tard...


Je fais que d'y repenser depuis deux décades presque. Y m'poursuivent jusque dans mes rêves. Ca m'réveille.

Bon ça s'est un peu calmé. J'ai bien dormi là. C'qu'est sûr c'est que j'ai rien vu des fêtes et des tralalas du monastère. J'ai pris un sacré coup sur la calebasse mine de rien. Pire qu'une fièvre presque !

Ca a bien fait marrer la Mado.

J'sais pas bien comment elle a fait. J'ai idée qu'elle a quand même un sou d'jugeotte parce qu'on aurait juré qu'elle avait tout compris. Elle est parfois un peu rude mais je crois qu'elle a bon fond et qu'elle m'aime bien : elle a rien moufté à personne, juste elle m'a fait une remarque bizarre mais comme j'suis pas sûr, je préfère par la réécrire ici.

Si je relis tout ça plus tard, j'aurai la honte mais j'm'en fiche en fait. C'est moi c'est tout.
Si c'est mal écrit c'est jusque que j'ai les doigts gelés. Le brasero il est là-bas mais j'veux pas qu'on lise c'que j'écris.
Va falloir que je trouve une planquette tiens ! Une planquette secrète qu'à moi. J'ai ma p'tite idée. Bah ouais parc'que si l' frangin y trouve mes feuilles, j'suis mort d'chez mort de la honte et Vali elle voudra plus m' parler, sûr.
J'ai qu'à piquer une boîte en fer. J'mettrai tout d'dans.


J'vais écrire l'idée sinon je me souviendrais plus.
C'est dans l'écurie du canasson de Père. Y'a pas des masses qui vont par là. Pis y fait moins froid qu'dehors même si y'a pas beaucoup d'lumière.

Bon... j'ai les doigts tout noirs de l'encre et tout froids, j'arrête.

Trois années plus tard...


Hé hé, la vieille boîte ! Elle est toujours là.
Le canasson de Père est mort, et en venant sortir la carcasse de l'écurie avec Talbot, le palefrenier, je m'suis souvenu de cette vieille planquette.

Je l'avais pas oubliée, c'est juste que j'ai pas vraiment repensé à jouer avec depuis un bout. Depuis presque deux ans en fait.
J'ai tout retrouvé. C'est marrant.C'est comme une vieille copine.

Je souris pas comme un nais, c'est juste que ça m'fait rire, dans la tête.
Le pot d'encre avait éclaté. Surement gelé. Me souviens que je l'avais fini et rempli à ras. Il a pas aimé. Mais coup d'pot ça a pas tâché. Pas trop. Et puis... à l'abri d'la lumière, ça c'était encore pas trop trop mal conservé.

J'arrivais à relire presque tout.
J'écrivais drôlement mal dit donc, c'est mieux maintenant. Le vieux Tudiol y est pas pour rien, pour sûr.
Faudrait qu'j'y montre. Y serait fier de moi.
Oui mais non ! Hé hé !

Les yeux.
J'avais pas oublié, loin de là.

J'ai vite envie de fermer la boîte et de me tirer en fait. C'est vraiment trop intime c'truc là. Je sens bien que ça me remue un truc. J'ai plus faim pendant trois jours chaque fois que j'y repense trop et la Mado elle me fait ingurgiter ses mixtures dégueu après. Faut purger ! Tu parles.

Ouais bon, c'est dans les tripes. Elle a pas tout faux.

Vivement les fêtes du Voile d'Hiver.
Peut-être que je la reverrai.
C'est con l'espoir, ça te fout la tension dans le coeur. Comme si que ta tête elle était plus vraiment à toi. Parce que les deux années d'avant, je l'avais cherchée à m'en brûler les mirettes. Faut pas l'oublier ça.

Je crois bien que je l'oublierai jamais.
Y'avait bien des gens dans les champs mais... pas elle.

Une décade plus tard...


On commence à causer sur les fêtes du Voile d'Hiver. "Ca caquète dans la basse-cour" comme y dit l'Seraphon. Le gars Seraphon c'est notre volailler. Alors il s'y connait en poules qu'y dit.
Il est trop marrant ce gars là : C'est un sacré drôle comme dit Père. Je pige pas toutes ses blagues mais chaque fois qu'y cause, il fait marrer tout le monde. Alors je rigole aussi même que je comprends pas tout.
Il a l'visage grêlé par la petite vérole mais c'est pas vraiment moche. Alors nous, comme on est que des p'tits nobles avec juste deux ou trois métairies et pas d'serfs, on n'a pas d'bouffon mais on a notre Seraphon : Seraphon l'bouffon. C'est lui qui l'dit hein !

En fait je cause de ça mais... j'ai un truc important à écrire.

Faut que j'raconte.
J'ai fait un rêve.
Ca va surement rendre rien du tout en l'écrivant juste par des mots. Faudrait qu'on mette une encre magique, une qui donne l'émotion quand on lit. Si ça s'trouve ça existe.

Je suis pas fou hein ! Je sais bien que c'est parce que les Fêtes approchent que j'y repense encore plus.

J'raconte, tant pis. Si j'oublie encore les feuilles comme ça pendant tant d'temps, je rigolerai sans doute en relisant. Ou pas. Non, je rigolerai pas j'crois bien.
Sinon j'en rêverais pas encore. On rêve pas des trucs qui font juste marrer un coup.

Dans l'rêve j'm'étais fait attraper pour une connerie qu'j'avais faite. Je sais plus trop laquelle en fait. On s'en fiche dans l'rêve. Juste cette impression. Le Père y va s'coucher. Pis j'suis dans mon lit aussi, juste pas loin, couché sur le côté.
Et elle est là.
J'la sens.
J'sais pas si j'la sens par une odeur ou une chaleur, ou les deux ?
Rien d'tout ça en fait, j'la sens c'est tout.
Je sais qu'elle est là.
Je m'sens comme un couillon d'l'engueulade. Je sais qu'elle est au courant. Mais je sais aussi - j'sais pas comment non plus - qu'elle est triste comme moi. Pas fait exprès.
Alors, au pif, je tends le bras vers l'arrière, sans me tourner, avec un espoir.
Et...
Bah c'est couillon de raconter ça comme ça, ça m'fait chialer comme une donzelle.
Je sens ses doigts, voilà, tout simplement. On a les mains qui s'serrent : on a eu tout les deux besoin au même moment de cette main de l'autre. Pour la même raison. Je m'ai fait eugueuler et même qu'elle sait pas trop pourquoi, bah.. elle est là.
Elle est douce sa main.
Je suis pas moins triste, je sais juste que je suis pas seul, qu'elle est là, qu'elle y s'ra toujours, juste derrière moi, toujours toujours.
C'est une impression hein, ça s'explique pas.

Trois jours plus tard...


J'arrive plus à dormir.

On n'a pas les sous pour racheter un cheval. Pas tout d'suite en tous cas.
Voyager en carriole, c'est pas d'notre rang qu'y dit Père.

Il a sûrement raison.
La seule fois que j'ai vu des nobles en carriole, c'était des morts.
Les détrousseurs étaient déjà passé depuis belle lurette.
Alors je suis pas pressé d'la prendre.

Ou alors c'était des femmes, parfois. Bien vivantes celles là.

On s'en fiche en fait du cheval. On peut attendre.
Mais on va rater les fêtes du Voile d'Hiver.
Et je la verrai pas.

Ca me fait comme si le givre sur la pierre là, il était dans moi.
Ca me glace.
Ca fait trop mal.
Faut que j'y aille.

La Mado elle commence déjà à m'taquiner avec ses potions. J'en veux pas de son vermifuge. C'est pas à la panse que j'ai mal. Je sais que j'ai pas faim mais je sais pas pourquoi, surement parce que je pense qu'à ça et que ça m'travaille le dedans.

Y'a surement un moyen.
Faut que je trouve.

Deux jours plus tard...


J'ai trouvé l'moyen !
C'est bête comme chou mais j'ai eu l'idée juste en l'voyant décorer la chapelle.
Y revenait de cueillir du houx et il en fichait partout avec des grosses pointes de charpentier. Un branche, un coup de marteau et vlan !
Le chapelain.

Il allait y aller lui, fallait bien. Il en profite chaque fois pour refaire le plein de ses trucs de cureton. Quand j'ai vu le gars Talbot qu'emmenait un baudet chez le maréchal, ça m'a fait piger.

Ca me mettait pas prêt à partir pour autant.
Y'a pas à tortiller du croupion comme dit le Seraphon : faut que je lui cause.

Alors j'y ai dit.
Je veux dire... pour la Lumière et tout ça, l'honneur et puis euh... la foi oui, la foi : important ça la foi ! Un peu plus et j'oubliais dit donc !
La Mado elle dit qu'on me donne la lune sans confession. Alors je prends mon air le plus sérieux et j'y dit que je veux aller avec lui.
Je crois bien que ça lui plait. C'est toujours moins galère que de faire la route tout seul et moi je dis oui à tout ce qu'il me raconte qu'il faudra faire : S'occuper des bêtes, deux du coup, faire et défaire les bagages et l'aider à faire le manger.
Bah... ouais.

J'avais déjà fais le commis des fois avec la Mado. Et pis l'gâte-sauce aussi un peu. Là ça serait un peu plus dur vu qu'y aurait pas de Mado pour veiller au grain. Mais faut dire aussi qu'y aurait pas des trucs compliqués à faire.
Pis ramasser du bois aussi,
Pis entretenir le feu la nuit,
Pis veiller aux bêtes et aux Défias,
Pis...
Bon, ça commençe à bien faire là. Je lui dit que je ferai tout et que ça sert à rien de tout préciser sinon ça sera plus l'aventure.

J'aurais mieux fait de me taire. On aurait dit qu'on avait mis une pièce dans un automate gnome.
- "Une aventure ça se prépare"
- "Un bon paquetage, c'est la moitié d'un bâchage"
- "Qui veut aller loin prépare son bourrin"
- "Si tu fais le gueux, tu vivras pas vieux"
- "Au lit va qui mal y panse"
...

Ca dure comme ça un bon moment après quoi il me traine dans la sacristie. Il veut que je prie.
Là aussi, ça dure un bon moment.
J'ai perdu mon après-midi quoi.
D'ailleurs il fait nuit, c'est noir derrière le vitrail.
M'en fout, du moment qu'il m'emmène.

On se pèle ici. J'avais jamais bien vu mais il manque des morceaux aux vitraux. Ca siffle.
Le petit feu... tout mourant...
Je m'en rapproche, assis devant.
C'est beau les flammes.
C'est chaud, c'est doux.
C'est beau quoi.

Comme ses yeux.
Ses yeux à elle.

Sept jours plus tard...


Voyage tout blanc. La neige me fouette le visage et les mains, je suis gelé comme un os.
J'ai rien vu à la route, je saurais pas revenir.
Pourtant j'avais prévu de faire attention, histoire de...
Pas moyen.

Je sens plus mes doigts ni mes pieds depuis un bout de temps. Mais ça y est, on est arrivé.
Faut que je décharge avec mes doigts gelés malgré les mitaines que m'a filé l'frangin.
Là y'a de l'abus.
Mais c'est le prix, je le savais. Sauf que les mitaines de Scawen sont trop grandes. Alors ça fait mal quand même.

Je suis pas fâché de voir enfin les portes, je reconnais tout.
Ca change pas beaucoup un monastère.
Sûr que je reviens dans mille ans je me reconnais encore.
Par là c'est le réfectoire, et là les cuisines, et là les dortoirs.

On m'emploie pour m'occuper des écuries. Pas bien compliqué surtout que c'est plus du manier de fourche que des soins aux bêtes. Tout ce qu'il m'a appris le Talbot, c'est bien trop là.

La vie de monastère quoi, bien rythmé, bien scandé, bien lassant comme il faut.
Y'en a plein qui roupillent je suis sûr. C'est pour ça qu'y ont le droit de garder leurs capuches sur la tête à l'office du matin. On voit pas !

Les moines c'est des rusés, surtout les vieux.
Ils connaissent plein de trucs pour avoir du rab à la cantine par exemple. Moi je fais comme eux. C'est pas volé vu comme ça pèle de froid. C'est souvent que j'ai les doigts qui brûlent.

J'ai mis deux jours à m'apercevoir que le couvent il était juste à côté. Les nonnes quoi.
C'est étanche, y'a pas moyen d'y aller sauf par la cour de service qu'est la même.

C'est là que je la vois.

J'évite tout juste de me faire renverser par un commis qui porte une caisse trop grosse pour lui.

Elle est là.

J'y crois pas. Vingt pas. Quinze quand on est grand.

Pis d'un coup elle me regarde...
Je crois que j'suis mort, ça fait un grand silence dans toute ma tête.

Le lendemain...


Le froid, le voyage, le boulot de palefrenier... j'suis tout cassé.

N'empêche que j'ai pas envie d'aller dormir.
Faut encore que je trouve un moyen.

Je sais qu'elle s'appelle Laena. C'est l'nom qu'a dit la Mère qu'était avec elle.
J'aurais mieux fait de pas le savoir, je pense plus qu'à ça.
Ca fait drôle à prononcer.
Je le fais exprès tourner dans ma bouche : Laena. Pas trop fort sinon le patron y va me prendre pour un demeuré. Mais je peux pas m'empêcher, c'est comme si c'était trop gros et trop fort pour rester que dans ma tête.
Laena.
Laena.
Laena.

Hé hé !
Je suis un peu fou je crois. Mais c'est bon !
On croit que c'est malheureux un fou mais finalement c'est peut-être pas vrai.
C'est qu'ils se sont enfermé chez eux c'est tout. Je connais pas d'ancien fou qu'aurait raconté alors va t'en savoir. Peut-être que le Seraphon il est un peu fou ? J'aime bien être un peu fou je crois.

Faut que je me calme.
Et surtout faut que j'arrête de sourire comme un nigaud. Je dis que c'est l'ambiance de la fête. Ca marche : les autres ils sourient aussi du coup. Presque tous en tout cas.
N'empêche qu'il faut que je me calme, ça ça reste vrai.

L'eau de l'abreuvroir elle frisotte de glaçons mais au moins on peut se mouiller le bout de nez. Allez hop, un coup de tête dans l'eau froide. C'est de l'avance sur les ablutions du matin. Ca fait du bien.

Euh... en fait pas tant que ça. Ca mord la peau surtout. Faut frictionner et tapoter parce que dans l'air gelé du soir c'est pas la joie. Idée à la noix ça.

Ca ronfle à qui mieux mieux ici. Il fait pas froid tellement on est nombreux. Pis y'a les bêtes en dessous et ça nous chauffe aussi un peu. J'arrive à les deviner entre les lattes du plancher, une queue qui remue dans l'ombre, un mouvement de tête.

Elle est où ? Cent pas ? Deux cent ?
Je voudrais être une petite souris comme celles qui courrent le long des solives. Ca doit être bien.

Elle dort ?

Et puis...
Est-ce qu'elle m'a vu ?
Est-ce qu'elle pense à moi ?

Le lendemain...


Toute la journée j'ai arpenté la cour.
Y'a pas, il faut une excuse, faut que j'arrive à lui décrocher un mot quand même !
J'ai l'air de quoi là ?

Mais je sais, c'est plus fort que moi. Suffit qu'elle me regarde et je suis comme un gros niais ! Ca me fait rager quand c'est passé mais j'y arrive pas. Nom d'un chien que j'suis crétin de chez crétin ! Heureusement qu'il est pas là le Séraphon : il se ficherait bien de ma trombine !
Il aurait raison le pire ! Le roi des nigauds, c'est qui ?

Je lève la main.

En plus je la lève pour de vrai, si bien que le gars à côté qui m'aide à sortir le foin, il me regarde d'un air bizarre. Mouais bon bah ça va, on peut bosser et penser non ? Il va pas m'énerver lui !?

Il a du voir que j'avais le regard mauvais : il passe à autre chose. Tant mieux.

Ah je l'aperçois de temps en temps, mais... de loin, bien trop loin. On la reconnait bien avec ses longs cheveux roux. C'est la plus belle couleur en plus. Pis je crois bien que je la reconnaitrais même à trois lieux.
Quand la porte elle s'ouvre, je vois le couloir en enfilade et parfois elle passe.
Elle me voit jamais.
Du moins je crois pas.

Faut absolument que je trouve un truc pour aller voir comment que ça se passe dans ce couloir.
En attendant j'bosse, pis parfois même j'arrive à oublier quelques instants. Jamais bien longtemps.
Ca me ronge.

Je vais même juste qu'à regarder comment qu'on pourrait passer par les toits ou une autre porte.
C'est là que je vois, sur le côté, sous le préau : Y'a une charette avec des cierges pascal énormes. Ca dépasse même.
C'est pas une nonne qui va porter tout ça !

Je m'approche, avec mine de m'inquiéter du baudet.
Y'a pas trop d'animation, le conducteur y cause dans une pièce avec je sais pas qui. Peut-être qu'il se fait payer, j'sais pas bien.
Il pue ce baudet.
Et il a le poil gras et la bouche écumeuse, j'aime pas.
Le Père dit toujours que c'est bon signe, c'est qu'on a la main douce avec sa bête.
Et le chapelain lui, qu'a toujours la bouche pleine de phrases, il dit que "qui aime bien les hommes aime bien les bêtes", ou le contraire, je sais plus.

Le v'la qui sort et qui m'avise...
Raaah, encore cette paralysie !!!!!

- "Tiens, p'isqu't'es là toi, viens don'm'filer un coup d'main l'asticot !"

Ca si c'est pas un coup de chance ! J'hésite pas. J'empoigne deux gros cierges et j'emboîte le pas au bougre. Il en a pris que deux lui aussi. Il fait bien ses cent vingt livres de plus pourtant l'animal ! Hé hé ! Tant mieux, ça durera plus longtemps !

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire on traverse un débarras, une sorte d'arrière-cuisine et enfin on arrive dans LE couloir. Je vois pas la cour parce que la porte est fermée. Mais c'est celui là, je suis sûr.

J'ai les yeux grand ouverts mais j'ai l'impression de ne rien voir tellement y'a de choses à regarder. On passe les cuisines et on redébouche sur un couloir plus vaste et le plafond bien plus haut mais vite fait on replonge dans un autre, plus court, parallèle au premier. et après y'a un escalier. Ca commence à faire beaucoup et je suis pas sûr de retrouver l'chemin.

On débouche dans une grande salle, très longue. Y'a des tables partout mais elles sont poussées sur les murs. Le plafond est ouvert, y'a une trappe. Des bonnes soeurs mettent des herbes dans des gros sacs en tissu, et puis d'autres en ramènent du grenier dans des grands draps tous tâchés. C'est une vraie fourmilière. Y'en a qui incantent ; je sais pas ce qu'elles font.

- "On va les foutre là !"

Le patron me montre un endroit, comme un très gros casier à vinasse. Il enfourne tout droit son cierge dans le logement. D'autres sont déjà là. Des vieux surement.

On refait plein de fois le voyage : le casier se remplit. A chaque passage je remarque des nouveaux détails et des nouvelles têtes. On est presque les seuls hommes à part les deux soldats qui sont tout en bout du plus gros couloir, celui où peuvent passer des chevaux et des carrioles. Y'a tout un bout de l'allée couverte (c'est plutôt ça en fait de couloir) qu'est dans le noir, mais je crois que c'est de la magie, c'est pas du naturel. Pour qu'on sache pas trop où que ça va justement.

On doit en être au cinquième voyage, ou sixième je sais plus.
Je commence à fatiguer. C'est que c'est lourd la cire ! Même que si c'est fait par des p'tites abeilles, il en faut des petites abeilles, nom d'un chien !
Ca fait deux fois qu'on passe et qu'y a un palier dans l'escalier qui a la porte ouverte. C'est les dortoirs. C'est grand et vide et plein de rideaux partout. Par les fenêtres on doit voir la cour loin en bas j'crois bien.
Ou alors c'est l'hospice mais ça parait bien vide.

Pas le temps de s'attarder. J'ai déjà les jambes et les bras tout raides. Si je m'arrête c'est foutu. Le commis il a l'air content d'moi. Il a l'air bourru mais gentil. Il fait attention à pas me bousculer. C'est pas tout l'temps. Dans la cour c'est pas comme ça en tous cas. Faut s'battre et je dois dire que j'suis pas le dernier dans ces cas là. Hé hé ! Bah quoi ? C'est pas pour les mioches le transbahutage.

On marche encore une fois par le couloir, les mains vides ce coup là. On va repasser devant les cuisines avant de s'engouffrer dans l'arrière-cuisine. J'en ai marre là, vivement la fin.

Y'a une fille qui porte des herbes, une grosse poignée. Une jeune. Elle a... Oh bon sang !
Mon coeur qu'était tout battant d'avoir tant monté et descendu... il s'arrête net j'crois bien.
Y'a plus rien qu'existe, rien du tout.
Elle me regarde.
Une beauté.
Pfff, c'est creux de dire ça, c'est... oh là làààà !
C'est elle.
Y'a tout dans son visage : la douceur, la tendresse, c'est une fille quoi ! Et puis elle a aussi un p'tit air qui fait que... bah que j'suis comme un couillon planté dans ce couloir. On dirait qu'elle est un peu perdue, qu'elle voudrait qu'on l'aide. Qu'est-ce que je fous là ?

- "Tu t'radines l'avorton ?"

Je sens que je piques un fard.
Je bafouille un truc avant de me tirer comme un voleur. Non mais j'te jure !

Evidemment quand on repasse avec nos cierges, y'a plus personne.